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Vers une épidémie d’isolement social ?

Depuis quelques années, une tendance croissante à l’isolement social, souvent choisie, mais générant solitude et souffrance, fragilise la santé mentale et la cohésion sociale, avec des conséquences inquiétantes.

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Entre 2000 et 2024, les interactions sociales ont diminué de 40 % chez les adolescents américains.

Entre 2000 et 2024, les interactions sociales ont diminué de 40 % chez les adolescents américains.SeventyFour / iStock / Getty Images Plus / via Getty Images

Résumé

Depuis le début des années 2000, une forte baisse des interactions sociales est observée aux États-Unis, en particulier chez les jeunes. Cette tendance, amplifiée par la pandémie de Covid-19, mais amorcée bien avant, s’inscrit dans une logique d’isolement social souvent volontaire et sélectif.

Malgré certaines formes de sociabilité maintenues (famille, travail, réseaux sociaux), ce repli entraîne fréquemment un sentiment de solitude, dont les effets délétères sur la santé mentale et physique sont largement documentés. La disparition des relations intermédiaires (celles qui concernent les personnes que nous voyons régulièrement sans pour autant être intimes) pourrait nuire à la cohésion sociale et semble alimenter la polarisation des opinions.

En France aussi, l’isolement et la solitude touchent une part importante de la population, avec des répercussions similaires, notamment chez les jeunes, les chômeurs et les personnes seules. Ce phénomène, s’il perdure, pourrait devenir un enjeu majeur de santé publique et de stabilité sociale.

En 2024 et 2025, plusieurs études sociologiques se sont penchées sur une tendance forte aux États-Unis : le temps moyen consacré aux interactions sociales y diminue rapidement (-20 % entre 2000 et 2024), en particulier chez les adolescents (-40 %) [1]. Si la pandémie de Covid-19 semble avoir accéléré cette tendance, celle-ci s’est amorcée plusieurs années auparavant et semble refléter un choix délibéré de restreindre ses interactions de manière sélective.

Si ce phénomène venait à s’amplifier, les conséquences de cette volonté d’isolement social pourraient être désastreuses, tant sur la santé des personnes (dépression et suicide) que sur celle des sociétés (perte de la cohésion sociale et conflits entre des groupes refusant le débat d’idées).

Isolement social ou solitude ?

L'isolement social et la solitude sont liés, mais ils ne sont pas identiques. L'isolement social est le fait d'avoir objectivement peu d’interactions sociales, de rôles sociaux ou d'appartenance à des groupes. La solitude, état subjectif, est l'expérience pénible qui résulte d'un isolement social perçu comme la cause d’une insatisfaction en termes de qualité de vie. Selon les études sociologiques, ce qui semble nouveau ces dernières années est l’apparition d’un isolement social choisi, vécu comme désirable, mais qui, néanmoins, devient souvent source de solitude, donc de souffrance.

Ce nouveau type d’isolement social se distingue de la forme traditionnelle [2]. En effet, ces personnes continuent à avoir certaines interactions sociales :

  • dans le cadre du cocon familial et amical proche ;
  • dans le cadre de la vie professionnelle (mais le télétravail a réduit le temps consacré à cette forme de socialisation) ;
  • dans le cadre des interactions virtuelles via les réseaux sociaux : dans ce cas, les interactions privilégiées sont celles avec le cercle le plus proche (familial et amical), mais aussi avec des personnes éloignées partageant la même passion ou les mêmes opinions politiques, par exemple.

Une diminution objective du temps passé à interagir

De nombreuses données soulignent que, de plus en plus souvent, les activités en solo sont préférées à celles menées en groupe. La majorité de ces chiffres proviennent des États-Unis où l’essentiel de la recherche sur le sujet a été menée à ce jour. Par exemple :

  • le pourcentage d'Américains vivant seuls a augmenté de décennie en décennie [3]. En 1960, les ménages composés d'une seule personne représentaient 13 % de l'ensemble des ménages américains. En 2022, ce chiffre a plus que doublé (29 %), en partie du fait du vieillissement de la population ;
  • selon la National Restaurant Association, en 2023, 74 % des repas servis dans les restaurants américains étaient destinés à être emportés plutôt que consommés sur place (61 % en 2019) [1] ;
  • selon le site de réservation en ligne OpenTable, les réservations de table pour une personne seule ont, en 2023, augmenté de 29 % par rapport à 2022 [1] ;
  • selon l’American Time Use Survey (US Bureau of Labor Statistics) [4], le temps passé à manger ou boire avec des amis a diminué de 20 % en 20 ans (-35 % chez les célibataires et les moins de 25 ans). Ces tendances sont plus marquées chez les personnes issues des minorités, à faible niveau d’éducation, issues de ménages à faibles revenus et chez les hommes [5].
  • entre la fin des années 1970 et celle des années 1990, le temps moyen passé à recevoir des amis chez soi avait diminué de 45 %. Au cours des années 2000-2020, ce temps a encore diminué de 32 % [1] ;
  • les adolescents américains passent 30 % de leur temps éveillé devant leurs écrans les jours de semaine (42 % le week-end) [1]. Le nombre d’adolescents qui côtoient leurs amis après l’école a diminué de 50 % entre 1990 et 2010, à une période de vie où se construisent les compétences sociales.

D’autres mesures objectives de l'exposition sociale obtenues entre 2003 et 2020 [6] montrent que l'isolement social, mesuré par le temps moyen passé seul, a augmenté entre 2003 (285 min/j, 143 h/mois) et 2019 (309 min/j, 155 h/mois) et a continué à augmenter en 2020 (333 min/j, 167 h/mois). Cela représente une augmentation de 24 heures par mois passées seul.

Dans le même temps, la participation sociale dans plusieurs types de relations a régulièrement diminué. Par exemple, le temps que les personnes interrogées consacrent à leurs amis en personne s'est réduit entre 2003 (60 min/j, 30 h/mois) et 2020 (20 min/j, 10 h/mois). Cela représente une diminution de 20 heures par mois passées avec des amis. Ce déclin est le plus marqué chez les jeunes de 15 à 24 ans. Pour ce groupe d'âge, le temps passé en personne avec des amis a baissé de près de 70 % sur près de 20 ans, passant d'environ 150 minutes par jour en 2003 à 40 minutes par jour en 2020.

En 2023, à la suite de ces observations, les services de santé américains ont publié un rapport intitulé « Notre épidémie de solitude et d’isolement », avec des propositions pour essayer de renverser cette tendance [3].

Quelles sont les causes de cette tendance à l’isolement ?

Dans les années 1970-1980, la télévision et la voiture ont été identifiées comme des causes nuisant aux interactions sociales de groupe, ainsi que le fait de vivre dans un lieu éloigné de son travail (situation facilitée par la voiture).

Pour expliquer la tendance plus récente, d’autres étiologies ont été évoquées qui transforment le domicile en un lieu d’où l’on a de moins en moins besoin de sortir [7] : il est possible de s’y distraire (home cinéma, jeux vidéo, vidéo à la demande, plateformes, etc.), de s’y faire livrer repas et courses, d’y faire son shopping en ligne, d’y travailler, d’y pratiquer du sport, etc.

Internet et les réseaux sociaux (et leur accès facilité par la multiplicité des écrans et une meilleure connectivité) ont également transformé l’expérience d’être seul chez soi : cette solitude choisie se révèle être très occupée, en particulier par les interactions virtuelles. Paradoxalement, les personnes interrogées par les sociologues se plaignent, du fait de ces canaux virtuels ouverts en permanence sur le monde extérieur, de ne pas avoir assez de temps « vraiment seul » pour recharger leurs batteries. Sollicitées pour un dîner ou un rendez-vous, elles se réjouissent d’une annulation de dernière minute, malgré l’éventuel poids de la solitude [1].

Un isolement social sélectif au détriment des « voisins »

Dans un ouvrage intitulé The Vanishing Neighbor (Le voisin qui disparaît), le sociologue Mark J. Dunkelman [8] fait le lien entre ces nouvelles formes d’isolement social « choisi » et la façon dont nos sociétés évoluent.

Selon lui, cet isolement volontaire au sein d’un foyer considéré comme autosuffisant efface les interactions avec les personnes « familières mais pas intimes », un anneau intermédiaire entre les très proches et ceux, plus lointains, avec qui des affinités sont partagées. Les voisins, les personnes avec qui des activités conviviales étaient auparavant partagées, celles fréquentées au sein d’une association ou d’une paroisse, les parents des amis de ses enfants, etc., disparaissent en priorité du champ des interactions sociales.

Dunkelman décrit cet anneau intermédiaire (qu’il nomme le « village ») comme un élément indispensable de la cohésion sociale en ce qu’il nous apprend la tolérance vis-à-vis d’opinions et de points de vue différents, ainsi que l’art du compromis. Pour lui, les nouvelles formes d’isolement social et la perte du « village » sont en partie en cause dans la polarisation des opinions et le refus du débat d’idées qui frappent actuellement de nombreux pays.

Le choix de l’isolement, mais le poids de la solitude

Malgré la dimension volontaire de ces nouvelles formes d’isolement, et malgré le bien-être à court terme qu’elles semblent procurer, elles ne sont pas sans provoquer un sentiment de solitude, en particulier chez les personnes dont le cercle intime est pauvre.

De nombreuses études ont, par le passé, montré que le manque de liens sociaux représente un risque important pour la santé et la longévité. Dans leur rapport publié en 2023, les services de santé américains [3] indiquent que la solitude et l'isolement social élèvent le risque de décès prématuré de 26 % et 29 % respectivement. Selon les études citées dans ce document, le manque de liens sociaux peut augmenter le risque de décès prématuré autant que le fait de fumer jusqu'à 15 cigarettes par jour. En outre, un lien social faible ou insuffisant est associé à un risque plus important de maladie, notamment d'affection cardiaque (risque accru de 29 %), d'accident vasculaire cérébral (+32 %), d'anxiété, de dépression et de démence.

Qu’en est-il en France ?

Les données 2024 de la Fondation de France [9] montrent que 12 % des Français de plus de 15 ans ressentent un isolement social (15 % des 40-59 ans et 7 % des moins de 25 ans). De plus, 24 % d’entre eux souffrent d’un sentiment de solitude (35 % chez les 25-39 ans, soit 2 fois plus que chez les 60-69 ans). Chez ces derniers, 24 % en souffraient « beaucoup » et 57 % « un peu » (en hausse de 6 points par rapport à 2023), soit 80 % au total. Trente-trois pour cent d’entre eux déclaraient se sentir « abandonnés, exclus et/ou inutiles ». Les populations les plus à risque étaient les chômeurs (dont 44 % souffrent de solitude) et les travailleurs indépendants de tout type (32 %).

Dans ses récents baromètres de la santé mentale des Français [10,11], Santé publique France a montré que, si la prévalence de l’anxiété est restée constante entre 2017 et 2021 (autour de 12,5 %), celle des épisodes dépressifs caractérisés est passée de 9,8 à 13,3 %, avec une forte augmentation chez les 18-24 ans (de 11,7 à 20,8 %). Outre cette tranche d’âge, les personnes seules étaient particulièrement à risque de dépression, en particulier les femmes (16,5 %).

De l’influence de la solitude sur le risque de suicide

Récemment, une étude coréenne [12] a confirmé sur une grande échelle les liens entre solitude et risque de suicide. Elle a porté sur 3 764 279 adultes (âge moyen 47 ans ; 56 % d'hommes). Parmi eux, 112 460 (3 %) souffraient de dépression, 232 305 (6,2 %) d'anxiété et 319 993 (8,5 %) vivaient seuls. Par rapport celles n'ayant ni dépression ni anxiété et qui ne vivaient pas seules, les personnes seules et à la fois dépressives et anxieuses présentaient un risque de suicide multiplié par 5,6 (IC95 [4,9-9,0]) ! Le fait de vivre seul avec une dépression était associé à un risque de suicide multiplié par 2,9 (IC95 [3,0-5,2]), et le fait de vivre seul avec de l'anxiété était associé à un risque multiplié par 1,9 (IC95 [1,5-2,4]). Parmi ces individus vivant seuls, la plus forte augmentation du risque de suicide a été constatée chez les hommes et les personnes d'âge moyen (40-64 ans).

Conclusion

Les nouvelles formes d’isolement social, souvent choisies, mais source de solitude, vont constituer un enjeu majeur pour nos sociétés. Si les nouvelles technologies offrent un confort et une autonomie accrus, ils semblent également affaiblir les liens sociaux, en particulier ceux qui forgent la cohésion collective. Ce repli progressif sur des cercles restreints ou virtuels, bien qu’il puisse sembler anodin ou même bénéfique à court terme, expose à des risques réels pour la santé mentale et physique, ainsi qu’à un affaiblissement du tissu social. Il reste à espérer que le caractère fondamentalement grégaire de l’espèce humaine reprenne le dessus et compense cette tendance délétère.

Sources

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