#Santé publique #Santé #Données épidémiologiques

Le blues des zones bleues

Existe-t-il vraiment des régions du monde où la longévité est exceptionnellement élevée ? Quels sont leurs points communs ? Quel avenir pour ces zones dites bleues ?

1
2
3
4
5
5,0
(1 note)
Publicité
L'île japonaise d'Okinawa en passe de perdre son statut.

L'île japonaise d'Okinawa en passe de perdre son statut. cf2 / iStock / Getty Images Plus / via Getty Images 

Résumé

Les médias évoquent régulièrement l’existence de « zones bleues », des régions où les personnes centenaires seraient significativement plus nombreuses que dans les contrées environnantes. Plusieurs livres, séminaires et documentaires s’appuient sur ces zones pour nous révéler les supposés secrets de longévité de leurs habitants.

Quelle est la réalité de ces endroits exceptionnels (entre 4 et 7 auraient été identifiés depuis 2004) ? Les données démographiques sont-elles fiables ? Et si c'est le cas, quels sont les enseignements de ces territoires privilégiés ?

Globalement, l’étude des zones bleues a peu contribué aux connaissances des mécanismes qui régissent un vieillissement en bonne santé. L’essentiel de leurs apports se concentre plutôt sur les habitudes et l’état d’esprit des personnes qui y ont passé leur vie, habitudes qui se recoupent quelle que soit la culture locale.

Année après année, sous l’influence de l’uniformisation des modes de vie, ces zones bleues perdent leur spécificité démographique et il est à craindre qu’il n’en reste aucune dans vingt ans, montrant ainsi l’importance de leur particularisme culturel.

Existe-t-il vraiment de par le monde des régions où trottinent un nombre anormalement élevé de centenaires ? L’idée n’est pas neuve. Dès les années 1920, de telles rumeurs étaient propagées concernant les montagnards des Rhodopes bulgares (pour populariser le yaourt [1]). Idem dans les années 1960 à propos des habitants du Caucase (pour populariser le bon air soviétique [2]).

Depuis le début des années 2000, de nouvelles zones de Jouvence ont été identifiées et médiatisées, sous la poétique appellation de « zones bleues ». Dans ces minuscules régions (souvent quelques villages voisins les uns des autres), le taux de centenaires serait, de manière vérifiée, significativement supérieur à celui des lieux environnants. Les magazines se sont emparés de ce concept et une abondante littérature a surgi pour nous offrir des conseils d’hygiène de vie issus des habitudes de ces lieux oubliés par la Faucheuse. Mais qu’en est-il vraiment ?

Définition et origines du concept

Selon les promoteurs du concept, une zone bleue est « une zone géographique homogène et délimitée dans laquelle une population partage les mêmes conditions de vie et d’environnement et où la longévité s’avère exceptionnellement élevée » [3].

À la fin des années 1990, un groupe de chercheurs italiens a lancé un projet d'étude sur la longévité en Sardaigne (projet AKEA). Cette île offrait, selon eux, des conditions idéales pour étudier les gènes et les habitudes qui peuvent influencer la durée de vie : une population relativement isolée, avec de faibles taux d'immigration et une faible diversité génétique. Mais il a été constaté que les centenaires sardes n'étaient pas répartis uniformément sur l'île. La province d'Ogliastra, une région montagneuse centrale, semblait présenter une plus forte concentration de centenaires. Elle comptait également presque autant d'hommes de plus de 100 ans que de femmes, ce qui est inhabituel, les femmes centenaires étant généralement plus nombreuses que les hommes.

Le porteur du projet, Gianni Pes, a présenté ces résultats lors d'une conférence sur la démographie en 1999, où il a dû faire face au scepticisme de l’auditoire, plus porté à croire que les chiffres présentés reflétaient la mauvaise fiabilité des registres d’état civil. Devant ces critiques, l’équipe a fait appel à un démographe belge, spécialiste de la validation de l’âge, Michel Poulain. Après 6 mois de travail sur place, celui-ci a confirmé l’âge de la grande majorité des centenaires et l’article princeps sur les zones bleues est paru en 2004 [4] (cf. Encadré 1).

Encadré 1 - Pourquoi l'appellation « zones bleues » ?
Lorsque M. Poulain et G. Pes ont vérifié l’âge des centenaires sardes, ils marquaient d’un point bleu la localisation de chaque centenaire confirmé. Au fur et à mesure de l'avancement des travaux, certaines parties de la carte se sont remplies de points bleus qu'ils ont commencé à appeler « zones bleues ».

À l’autre bout du monde, l’île d’Okinawa

Pendant que M. Poulain et G. Pes comptaient les centenaires sardes, un explorateur américain, Dan Buettner, était contacté par les autorités de l’île japonaise d’Okinawa pour étudier la longévité exceptionnelle sur ce territoire. Les résultats de son enquête, beaucoup plus informelle que celle menée en Sardaigne, furent publiés dans National Geographic en 2005 ([5], avec des données sur la Sardaigne et sur une communauté religieuse californienne) et amenèrent D. Buettner à s’associer avec M. Poulain et G. Pes pour identifier d’autres régions du monde à la longévité exceptionnelle. La médiatisation des zones bleues avait commencé.

Pendant les années qui suivirent, les travaux communs continuèrent mais, petit à petit, des scissions apparurent. D. Buettner publia plusieurs livres à succès sur les habitudes des centenaires et, sans en parler à M. Poulain et G. Pes, déposa la marque « zone bleue » et créa une entreprise appelée Blue Zones LLC destinée à aider les villes qui souhaitaient améliorer la santé de leurs citoyens. De business en bisbilles, les acteurs de cette histoire se séparèrent et, aujourd’hui, les zones bleues connues sont informellement réparties entre deux pôles, celui de D. Buettner d’un côté, celui de M. Poulain de l’autre. À noter, tous les travaux sont publiés sous le contrôle de ces deux groupes.

Quelles sont les zones bleues formellement identifiées ?

Aujourd’hui, il existe 4 zones bleues reconnues par les deux équipes :

  • 6 villages des régions de Barbagia et Ogliastra en Sardaigne (environ 40 000 habitants) ;
  • 3 villages de l’île d’Ikaria en Grèce (environ 8 000 habitants) ;
  • l’île d’Okinawa au Japon ;
  • la population masculine (uniquement) de la péninsule de Nicoya au Costa Rica (cantons de Carrillo, Santa Cruz, Nicoya, Hojancha et Nandayure [6]).

Par ailleurs, D. Buettner estime qu’il en existe deux de plus, la communauté des Adventistes du 7e jour à Loma Linda en Californie et la cité-État de Singapour. M. Poulain ne reconnaît pas ces zones. Pour lui, Loma Linda n’est qu'une communauté religieuse (végétarienne, sans alcool ni tabac ni caféine), ce que D. Buettner reconnaît, et Singapour est une communauté peu homogène où l’hygiène de vie est promue par les autorités. M. Poulain propose une 5e zone, la Martinique. Sa récente tentative d’identifier une zone bleue dans les montagnes de Galice (Espagne) s’est révélée injustifiée [7].

Forces et faiblesses des zones bleues

Depuis 2019, un agronome australien, Saul Newman, remet en question l’existence même des zones bleues. Dans deux préprints ([89], jamais publiés dans des revues scientifiques), il utilise des données démographiques générales (à l’échelle d’un pays) pour remettre en question la fiabilité des documents d’état civil dans les régions concernées. Il remarque que, historiquement, lorsque l’état civil s’améliore (par exemple, en délivrant des certificats de naissance), le pourcentage de centenaires diminue fortement. De plus, en Grèce, lorsque l’État a décidé de vérifier systématiquement l’existence de ses retraités, 70 % des centenaires recensés étaient, en fait, décédés. S. Newman suggère que, si les zones bleues sont ce qu’elles sont, c’est essentiellement en raison d’une tenue moins fiable des registres, peut-être en lien avec leur isolement géographique. Concernant Okinawa, il évoque également la destruction des registres lors de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, S. Newman constate que certaines bases de données contiennent un nombre inhabituel de personnes nées le premier jour du mois ou à des dates divisibles par 5, ce qui suggère que beaucoup de ces dates de naissance sont approximatives, voire inventées.

Face à ces accusations, les principaux auteurs des travaux menés ont réfuté l’approche de S. Newman [10], faisant valoir l’important travail de vérification et de recoupement des données administratives par des entretiens avec les centenaires, mais aussi leurs proches (frères et sœurs…), ainsi que l’usage d’un index peu soumis à des biais (cf. Encadré 2). En Sardaigne, par exemple, la vérification de l’âge a inclus :

  • les bases de données de l'état civil remontant à 1866 ;
  • des documents manuscrits provenant des archives ecclésiastiques, disponibles à partir du XVIIe siècle ;
  • une reconstitution généalogique complète des habitants des villages à partir de 1866.

Quant aux dates de naissance regroupées à des dates divisibles par 5, les auteurs de la réfutation précisent que, si cela est possible en général, ce phénomène n’a pas été observé dans les recherches portant sur les villages des zones bleues. Ils reprochent à S. Newman de n’utiliser que des données générales et de refuser de vérifier celles collectées localement. De fait, à la lecture des articles publiés, les indications d’âge semblent solides, au moins pour les zones sarde et japonaise [11].

Encadré 2 - L'index d'extrême longévité

Pour mesurer la fréquence des centenaires dans une région donnée, M. Poulain et G. Pes ont utilisé un indicateur qui neutralise au moins deux biais, l’effet de l’immigration vers la région étudiée et celui d’une augmentation du taux de fertilité local (plus de naissances, plus de centenaires).

L'index d’extrême longévité est le rapport du nombre de centenaires, vivants ou morts et nés pendant une période donnée, sur le nombre total de naissances lors de la même période (ce qui donne un nombre de centenaires pour 100 000 naissances locales). Il est sujet à un seul biais, celui de l’émigration (des personnes qui seraient parties vivre hors de leur région natale), biais qui tend à abaisser cet index (donc un biais conservateur).

À la recherche de causes pour l’extrême longévité en zone bleue

Dès la mise en évidence des premières zones bleues, les scientifiques ont tenté de trouver des explications à cette longévité plus élevée. Pour résumer leurs conclusions, il existe des points communs entre ces régions en termes d’habitudes de vie [12] :

  • une alimentation principalement ovo-lactovégétarienne (importante consommation de légumineuses [13]) avec un apport calorique quotidien inférieur de 20 % à celui des régions voisines [14]. L’idée partagée est qu’il est préférable de s’arrêter de manger avant d’avoir atteint la sensation de satiété (c’est le « Hara hachi bu » des habitants d’Okinawa, s’arrêter à 80 % de la sensation d’estomac plein [15]). Les personnes résidant dans les zones bleues prennent leur plus petit repas en fin d'après-midi ou en début de soirée, puis ne mangent plus du tout le reste de la journée. La viande n’est consommée que 5 fois par mois en moyenne.
  • une consommation modérée et quotidienne de vin (pour les régions de culture viticole) ou autre alcool local ;
  • une activité physique modérée, mais régulière (marche, jardinage, soins de troupeaux, etc.) ;
  • un fort réseau social avec une priorité donnée à la famille. Les personnes célibataires ou dont le conjoint est vivant semblent mieux vieillir que les veufs et les veuves [3] ;
  • le sens d’avoir un but dans la vie (« ikigai » des Japonais et « plan de vida » des Costaricains), associé au sentiment d’être une personne optimiste et en bonne santé ;
  • une bonne gestion du stress (sieste, prière, convivialité, etc.) ;
  • un élément de spiritualité ou de foi (la vaste majorité de centenaires appartient à une communauté religieuse) ;
  • être entouré de personnes ayant les mêmes habitudes de vie.

Mais des différences significatives existent entre zones bleues : par exemple, plus de 90 % des calories de l'alimentation traditionnelle d’Okinawa proviennent des glucides (principalement des céréales, féculents et légumes), alors que dans le régime grec ou sarde, plus de 40 % des calories proviennent des matières grasses, principalement mono-insaturées et poly-insaturées [16].

Le poids de la génétique 

Lorsque G. Pes et ses collègues se sont rendus pour la première fois en Sardaigne dans les années 1990, ils ont émis l'hypothèse que l’origine de la forte longévité pouvait se trouver dans des variantes génétiques rares. Dans des populations isolées comme celles de Sardaigne, où la consanguinité était courante, ces variantes rares peuvent devenir plus fréquentes (c’est l’« effet fondateur »).

Sur la base d'études de jumeaux, l'héritabilité de la durée de vie humaine a été estimée à environ 25 %, bien que cette proportion diffère d'une étude à l'autre [17]. Estimée à l'aide de la comparaison entre frères et sœurs, elle augmente avec l'âge. Ainsi, la part d’héritabilité pourrait atteindre 60 % chez les personnes qui dépassent les 95 ans.

Les recherches génétiques menées dans les zones bleues semblent rejoindre celles réalisées en population générale :

  • leurs habitants présentent une forte prévalence de la variante ε2 du gène de l’apolipoprotéine E (ApoE), gène lié à une diminution du risque de maladies cardiovasculaires et de maladie d’Alzheimer, et une faible prévalence de la variante ε4 (augmentation de ces risques). Le fait que les deux variantes de l'ApoE aient des effets opposés peut être attribué à des différences dans les propriétés biophysiques de la protéine, puisque l'ApoE ε2 présente une grande stabilité et l'ApoE ε4 une faible stabilité au repliement [317] ;
  • on y trouve également une forte prévalence de l’allèle T du gène FOXO3A, un gène très lié à la longévité [18] qui régule la population lymphocytaire en inhibant le NF-κB, diminuant ainsi la réponse inflammatoire. Il module également l'activité des cellules dendritiques et régule les lymphocytes CD8, et protège aussi contre le stress oxydatif en augmentant la production de peroxyrédoxine 3. L’allèle T de ce gène, associé à un meilleur contrôle de la glycémie postprandiale [19], est plus fréquent chez les centenaires des zones bleues (souvent homozygotes TT sur le gène FOXO3A [3]).

De plus, des études effectuées en Italie et au Japon indiquent que les centenaires de ces pays possèdent plus souvent une variante particulière de l'ADN mitochondrial. Appelée haplogroupe J, celle-ci peut améliorer la fonction mitochondriale, protéger les cellules contre le vieillissement et réduire le risque de pathologies telles que la maladie de Parkinson, la démence ou le cancer [2021]. Toutefois, des analyses ultérieures ont montré que cette variante n'est ni nécessaire ni suffisante pour prolonger la durée de vie.

En Sardaigne, une étude a révélé que les centenaires et les quasi-centenaires étaient plus susceptibles d'être porteurs d'une forme spécifique du gène TAS2R38, qui code pour une protéine impliquée dans la réponse au goût amer [22]. Mais une autre menée en Calabre n’a pas trouvé d’association entre ce gène et la longévité [23].

Au Costa Rica, une étude a montré que les Nicoyens les plus âgés avaient plus fréquemment une ascendance amérindienne comparativement aux plus jeunes. Chaque augmentation de 10 % de l'ascendance amérindienne était associée à une probabilité plus de 2 fois supérieure de vivre longtemps [24].

En conclusion, globalement, l’étude des zones bleues n’a malheureusement pas apporté d’éléments majeurs à la compréhension des supports génétiques de la longévité.

Quel avenir pour les zones bleues ?

Les zones bleues ne sont pas seulement fragilisées par les doutes émis envers la réalité de leur existence ou par leur faible contribution à la compréhension des supports génétiques qui sous-tendent la longévité. Au moins deux d’entre elles, la péninsule de Nicoya et l’île d’Okinawa, ne rempliront bientôt plus les conditions pour être reconnues comme telles. En effet, le pourcentage de centenaires y diminue rapidement et leurs caractéristiques démographiques sont sur le point de rejoindre celles des régions voisines, voire d’être moins favorables.

En 2002, Okinawa est passé de la 4e à la 26e place dans le classement des 47 préfectures japonaises établi en fonction de l'espérance de vie des hommes [25]. Aujourd’hui, la population de l'île est divisée en deux groupes : les générations nées avant la Seconde Guerre mondiale et celles nées après. Les plus âgées ont une longévité marquée, tandis que les générations plus jeunes affichent des niveaux de mortalité plus élevés que ceux des autres îles du Japon. L’occidentalisation des habitudes de vie est évoquée pour expliquer ce changement.

Au Costa Rica, l'avantage de la péninsule de Nicoya en matière de longévité est également en train de disparaître [26]. Alors que les hommes de Nicoya nés en 1905 avaient un taux de mortalité adulte inférieur de 33 % à celui des autres Costaricains, ceux nés en 1945 avaient un taux supérieur de 10 % ! La zone bleue originale s'est réduite à une petite région au sud de la péninsule.

En Sardaigne, certains villages ont perdu leur statut de zone bleue, mais d’autres, voisins, l'ont récemment acquis [7].

Conclusion

La belle histoire des zones bleues, probablement authentiques pour certaines d’entre elles, est en train de perdre des couleurs. L’uniformisation des habitudes de vie contemporaines tend à faire disparaître ces foyers de longévité dont la nature était exceptionnelle, comme le montre clairement l’impossibilité d’en isoler de nouvelles depuis presque vingt ans. Cette disparition progressive pousse à penser que leur existence tenait davantage à des habitudes de vie particulières qu’à des patrimoines génétiques spécifiques ou à un environnement plus bénéfique.

Néanmoins, les points communs identifiés grâce aux témoignages des centenaires pourraient nous servir de lignes de conduite pour mettre en place des conditions de vie plus favorables à la longévité, qu’elles soient nutritionnelles, comportementales ou relationnelles.

Sources

Commentaires

Ajouter un commentaire
En cliquant sur "Ajouter un commentaire", vous confirmez être âgé(e) d'au moins 16 ans et avoir lu et accepté les règles et conditions d'utilisation de l'espace participatif "Commentaires" . Nous vous invitons à signaler tout effet indésirable susceptible d'être dû à un médicament en le déclarant en ligne.
Pour recevoir gratuitement toute l’actualité par mail Je m'abonne !
Presse - CGU - Conditions générales de vente - Données personnelles - Politique cookies - Mentions légales