
Emmanuel Hirsch souligne l'impact délétère, pour certains patients, de la hiérarchisation médiatique des maladies graves (illustration).
VIDAL : Vous avez beaucoup travaillé sur la fin de vie. Cette question est-elle aujourd'hui abordée correctement ?
Emmanuel Hirsch : Les gens ne vous demandent pas d'aller au bout de leur vie à n'importe quelle condition. Il y a une qualité de vie, une dignité, une reconnaissance sociale… Tout ce que les gens vous demandent, c'est d'exister en société. Donc la question n'est pas qu'une question médicale, c'est une question sociétale qui devrait mobiliser beaucoup plus de gens qu'aujourd'hui. Ce qui me frappe, c'est que le milieu dit "des intellectuels" va s'embraser, souvent à juste titre, pour des grandes causes, mais une grande cause, c'est quand même la vulnérabilité de la personne dans la maladie.
Certes, lorsque ce grand intellectuel est confronté à des personnes proches touchées par une maladie grave, il se mobilisera, on l'a vu dans les années SIDA. Mais qui se mobilise aujourd'hui pour la maladie d'Alzheimer, pour la maladie de Parkinson ? De temps en temps, un artiste, un chanteur, un homme de sport… Mais est-ce véritablement sérieux ? Oui, cela anime le débat et cela donne une certaine visibilité à certaines circonstances. Mais il y a un déficit, en quelque sorte de la société, par rapport à des enjeux qui lui sont constitutifs.
VIDAL : Certains enjeux importants sont donc occultés par le jeu médiatico-politique ?
Emmanuel Hirsch : C'est vrai qu'il y a souvent une sorte de "compétition", ce qui aboutit à la hiérarchisation de certaines causes par rapport à d'autres. C'est très difficile à vivre pour une personne malade. On l'avait vu à une époque pour les malades rares : lorsqu'on n'est pas "dans la bonne case", pas "à la mode" d'une certaine manière, lorsqu'on ne justifie pas d'investissement, d'attention, de préoccupation, parce que finalement on n'est pas la cause principale (et je ne pense pas Ebola aujourd'hui par rapport aux pays africains)… Ces négligences, qui sont des éléments à prendre en compte dans un discours politique, donnent aux patients concernés le sentiment d'être les victimes. Avec une impression, comme pour les laissés-pour-compte de la société, que la démocratie ne fonctionne plus, ce qui peut inciter à un certain type d'extrémisme.
VIDAL : A quel "type d'extrémisme" peuvent conduire ces blocages démocratiques ? Comment y remédier ?
Emmanuel Hirsch : L'extrémisme, c'est demander l'euthanasie, d'une certaine manière. C'est aussi le syndrome de glissement, ou encore une certaine forme de revendication aujourd'hui très individualiste, avec peu de préoccupations pour l'autre. Et donc le système implose. On le voit d'ailleurs sur le terrain, lorsque des gens revendiquent pour eux-mêmes, y compris lorsqu'ils savent que ce n'est pas totalement justifié et que cela va être au détriment de l'intérêt de tous. Qui aujourd'hui a la légitimité pour tenir un discours recevable de ce point de vue là ?
Je pense qu'il faut innover dans ce domaine et j'ai le sentiment de l'utilité d'un espace privilégié pour le dialogue, l'identification des vraies questions, des questions du présent et du devenir et non les questions du passé… Tous ces éléments bout à bout peuvent justifier, en tous les cas, de "think tanks", de réflexions : qu'est-ce que c'est aujourd'hui le soin ? Jusqu'à quel point une société est-elle encore soigneuse ? A-t-elle encore de la considération ? Ce sont des questions qui ne sont pas que des questions médicales, mais des questions à poser au niveau du politique. Cela est un point à prendre en considération dans les évolutions actuelles.
Propos recueillis le 29 septembre 2014 à l'Espace éthique de la région Ile-de-France, CHU Saint Louis, Paris.
En savoir plus :
Le site de l'Espace éthique de la région Ile-de-France
Le site personnel d'Emmanuel Hirsch
Sources
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