Un tiers des adolescents déclarent que l'IA apporte un réconfort comparable à une amitié humaine.Beatriz Herrera / iStock / Getty Images Plus / via Getty Images
L’intelligence artificielle fait désormais partie du monde des enfants et des adolescents. Les données scientifiques montrent que les grands modèles de langage des IA dites « génératives », comme ChatGPT, transforment leur manière de créer des liens affectifs, de se divertir et de confier leur souffrance, ce qui n’est pas sans risque pour leur santé mentale. Des spécialistes plaident pour des outils IA destinés aux mineurs et conçus pour leur sécurité (« Child-safe AI », en anglais), c’est-à-dire encadrés sur le plan technique et éthique.
De la petite fille attachée à son robot dans la nouvelle de science-fiction Robbie (1950), d’Isaac Asimov, (disponible dans I, Robot, New York, Gnome Press, p. 1–22) à l’homme amoureux d’une intelligence artificielle (IA) dans le film Her (2013), de Spike Jonze, la fiction n’a peut-être fait qu’anticiper notre présent : de nombreux jeunes utilisent désormais l’IA comme une compagne du quotidien.
Selon un rapport récent de Common Sense Media, aux États-Unis, 72 % des adolescents ont déjà conversé avec une IA. Dans ce contexte, des questions émergent : que se passe-t-il lorsqu’un enfant ou un adolescent grandit avec une IA et tisse un lien affectif durable avec une machine ? Quels effets psychologiques, positifs ou négatifs peut avoir cette nouvelle forme de relation ?
Dans un article récent publié dans la revue European Child & Adolescent Psychiatry, j’ai analysé comment les enfants et les adolescents investissent l’intelligence artificielle et les enjeux psychologiques et relationnels qui en découlent. L’article montre que si l’IA peut proposer un soutien dans des situations d’isolement, elle expose également à des risques majeurs de confusion affective, de dépendance relationnelle et d’accès à des contenus inadaptés susceptible de mettre en danger.
Quand l’IA devient une partenaire relationnelle
Ce qui surprend un certain nombre, c’est que les jeunes, dont les adolescents et les enfants (mais également des jeunes adultes), utilisent l’IA non plus uniquement comme moteur de recherche ou pour faire ses devoirs, mais pour entretenir une relation affective.
Les données les plus récentes confirment cette évolution, la majorité des adolescents ont conversé avec un chatbot et un tiers d‘entre eux déclarent en tirer un réconfort comparable à celui d’une amitié humaine.
L’IA est décrite comme « disponible », « sympathique », « compréhensive » et « moins jugeante » que les humains.
Cette tendance n’est pas anecdotique. Une étude menée à l’Université de Cambridge a montré que les enfants ont des difficultés à reconnaître que l’IA ne ressent pas d’émotions réelles. Avec les modèles de langage actuels, cette tendance s’exacerbe, car les IA dialoguent de manière cohérente, se souviennent de certaines interactions, s’adaptent à leur interlocuteur et adoptent un ton personnalisé.
Les enfants interprètent donc une émotion simulée en une réponse émotionnelle authentique, ce que l’on nomme « l’empathy gap » ou le « déficit d’empathie ». Autrement dit, pour beaucoup d’entre eux, l’IA n’est pas une machine, mais bien une présence. Ainsi, lorsque les enfants parlent à une intelligence artificielle – qu’ils désignent souvent par « il » ou « elle » plutôt que par « ça » –, ils ne la perçoivent pas comme un programme informatique. Ils lui attribuent des émotions, des intentions et une forme de personnalité.
Ce mécanisme est bien connu des humains, qui ont toujours eu tendance à attribuer des qualités humaines à des objets qui leur répondent, c’est l’anthropomorphisme. Cette humanisation facilite l’usage, mais expose aussi les enfants à des contenus biaisés, à une confusion entre humains et machines, et à une dépendance relationnelle qui reste, par nature, unilatérale.
Amie imaginaire ou compagne artificielle ?
Pendant longtemps, lorsqu’un enfant parlait à un interlocuteur invisible, il s’agissait souvent d’un ami imaginaire. Ce phénomène très courant peut jouer un rôle important dans le développement notamment chez les enfants autistes : il favorise la créativité, la régulation émotionnelle, l’autonomie et même certaines compétences sociales. L’ami imaginaire advient de l’imagination de l’individu, il est façonné par son histoire, ses conflits, ses besoins et ses fantasmes.
Une nouvelle figure est apparue : le compagnon artificiel. À première vue, il pourrait sembler remplir la fonction d’ami imaginaire, mais la différence fondamentale s’explique par le fait que ce dernier ne vient pas de l’univers symbolique et intime de l’enfant, il lui est proposé de l’extérieur, prêt à l’emploi, disponible 24 heures sur 24, sans limites et sans contradiction.
Le danger n’est pas tant que l’enfant s’adresse à une machine, mais que la machine se substitue au travail psychique et interne qui aide normalement l’enfant à se défendre, à se construire et à apprivoiser la complexité des relations humaines.
Des promesses… mais aussi des dangers
Les IA peuvent offrir un soutien ponctuel aux jeunes. Beaucoup évoquent la disponibilité constante, l’écoute sans jugement, la possibilité de poser des questions intimes et d’arrêter la conversation quand ils le souhaitent. Pour certains, surtout lorsqu’ils sont isolés et en souffrance, ces échanges peuvent aider à partager leurs affects et à se sentir moins seuls.
Cependant, ces bénéfices sont limités et s’accompagnent de risques bien réels. L’IA qui imite l’empathie et donne l’illusion d’altérité peut renforcer une dépendance affective chez des adolescents en souffrance et en quête d’attention ou de validation.
Les dangers les plus préoccupants actuellement se retrouvent dans les situations de détresse, où l’IA peut banaliser des idées suicidaires, produire des réponses inappropriées et dangereuses. Elles n’ont ni sens clinique, ni capacité à évaluer le risque, ni responsabilité morale.
Comment protéger les jeunes ?
Face à l’essor des compagnons artificiels, maintenant commercialisés comme tels, l’enjeu majeur n’est plus de savoir s’il faut ou non les accepter, les utiliser, mais comment encadrer leur présence et leurs caractéristiques. D’abord, il faut reconnaître que ces chatbots – y compris ceux présentés comme des outils de santé mentale par les entreprises les commercialisant – sont et ne seront jamais neutres.
Il s’agit avant tout d’un marché. Ces outils sont conçus pour retenir l’attention et maximiser l’engagement de leur utilisateur et donc la dépendance émotionnelle. En effet, ces systèmes captent les données personnelles des individus à des fins commerciales. Il est donc indispensable d’introduire une régulation spécifique.
De nombreux spécialistes appellent aujourd’hui à la conception d’« IA conçue pour la sécurité des enfants », ou « Child-safe AI » : sécurisées, transparentes et limitées dans leurs réponses, capables d’orienter vers un adulte en cas de détresse. Cela suppose d’impliquer des cliniciens, des psychologues, des pédopsychiatres et des chercheurs dans leur conception.
Du côté des familles, il s’agit surtout d’ouvrir la discussion. Il en va de la responsabilité de l’adulte – celui qui met de telles technologies dans les mains des enfants – de pouvoir expliquer le fonctionnement et les pièges des modèles de langage, les aider à repérer les limites et les risques et à développer une approche critique de ces outils.
Et pour la suite ?
L’usage de l’IA par les enfants et adolescents n’est plus un phénomène marginal, il transforme déjà la manière de chercher, d’apprendre, de se divertir et de créer du lien. Face à cette mutation, un cadre clair est indispensable.
Les outils IA destinés aux mineurs doivent être encadrés, tant sur le plan technique qu’éthique. Nous avons besoin de recherches indépendantes afin de mesurer les effets psychologiques à long terme et une véritable sensibilisation des parents, des enseignants et des professionnels de santé.
L’IA fait et fera partie du monde des enfants et adolescents, qu’on le souhaite ou non. Notre responsabilité collective est claire : veiller à ce qu’elle soit un soutien et non un obstacle au développement des jeunes générations.
Auteur : Théo Mouhoud - Pédopsychiatre, Université Sorbonne Paris Nord; AP-HP
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
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