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La « drunkorexie» (ou « alcoolorexie ») est un néologisme formé à partir des mots drunk (de l’anglais, être ivre) et anorexie. Il est apparu pour la première fois, il y a une quinzaine d’années, dans un article du New York Times, « Se priver de nourriture, un cocktail à la main ». Tout en précisant que ce terme n’avait rien de médical, la journaliste Sarah Kershaw l’employait pour décrire comment certaines personnes adoptaient des comportements de jeûne volontaire afin de limiter la prise de poids liée à leur consommation d’alcool.
Depuis, le phénomène a fait l’objet de recherches plus approfondies. Il soulève des enjeux majeurs de santé mentale et interroge sur le rôle des normes esthétiques et de la pression sociale. Explications.
Quels sont les risques associés à la drunkorexie ?
La drunkorexie est définie comme un ensemble de comportements alimentaires à risque, incluant des formes de restriction (jeûner, sauter des repas), des conduites de purge (comme des vomissements provoqués) ou une activité physique excessive.
Ces comportements poursuivent deux objectifs principaux : éviter la prise de poids liée à la consommation d’alcool ou atteindre un état d’ivresse plus rapide. Ils peuvent être adoptés à différents moments, que ce soit en amont de la consommation (par anticipation), pendant celle-ci (notamment lors de soirées festives) ou après, dans une logique de compensation a posteriori.
Si la drunkorexie peut être perçue comme un comportement ponctuel ou stratégique, ses conséquences sont loin d’être anodines. Elle est tout d’abord associée à une consommation d’alcool plus fréquente et plus intense, ainsi qu’à des épisodes d’ivresse plus sévères, exposant les jeunes à des prises de risques accrues, tant sur le plan physique que social.
Par ailleurs, les effets de la drunkorexie ne se limitent pas à l’alcool. Plusieurs études montrent qu’elle s’inscrit souvent dans un tableau plus large de troubles alimentaires, présents y compris en dehors des contextes festifs. À terme, ces comportements pourraient favoriser l’installation durable de troubles du comportement alimentairechez certains jeunes adultes.
Sur le plan psychologique, ce type de comportement semble également refléter une fragilité émotionnelle plus profonde. Dépression, anxiété, détresse psychologique, difficultés de régulation des émotions, antécédents de maltraitance ou insécurité dans les relations proches, sont fréquemment rapportés chez les jeunes concernés.
Enfin, les conséquences cognitives de la drunkorexie restent encore peu documentées, mais certaines hypothèses méritent d’être explorées : quel impact ce comportement peut-il avoir sur la mémoire, sur les capacités de raisonnement ou sur la réussite académique, lorsque l’alcool est consommé de manière répétée dans un contexte de restriction alimentaire ?
Une tendance inquiétante chez les jeunes
Si récent soit-il, ce phénomène n’en est pas moins fréquent. Plusieurs études indiquent qu’entre 6 % à 39 % des adolescents et jeunes adultes déclarent réduire leur alimentation avant de consommer de l’alcool. Plus de la moitiédéclarent également adopter des comportementscaractéristiques de la drunkorexie.
À ce jour, il n’existe pas de données épidémiologiques nationales permettant d’estimer précisément combien de personnes sont concernées par la drunkorexie. Les études disponibles portent généralement sur des populations ciblées (lycéens, étudiants, jeunes adultes) et indiquent des prévalences comparables, avoisinant la moitié des personnes consommatrices d’alcool.
Il n’existe pas encore de données permettant de décrire précisément l’évolution de la drunkorexie sur le long terme. Les études longitudinales sont difficiles à mettre en œuvre : elles demandent du temps, sont coûteuses et exposées à une perte importante de participants au fil du temps. En France, une étude de cohorte sur cinq ans, suivant des étudiants recrutés en première année à l’Université puis réévalués après deux et quatre ans, est actuellement en cours et devrait apporter des éléments nouveaux sur la dynamique de la drunkorexie chez les jeunes adultes.
Les réseaux sociaux jouent probablement un rôle clé dans la diffusion et la banalisation de la drunkorexie. Les plateformes comme Instagram, TikTok ou Snapchat exposent les jeunes à un flux constant d’images valorisant la minceur, la musculation ou certaines pratiques festives, créant ainsi un double impératif : afficher un corps conforme aux normes esthétiques tout en participant aux codes sociaux de la fête et de l’alcoolisation.
Dans cet environnement, la drunkorexie peut apparaître comme un compromis pour concilier ces deux injonctions, renforcée par le partage d’expériences, de conseils ou de défis en ligne.
Des comportements associés à la fête
Si ce phénomène est surtout observé chez les lycéens et les étudiants, il n’est pas exclusif à cette population. On le retrouve également chez les adultes, bien que sa prévalence tende à diminuer avec l’âge.
Ces comportements apparaissent le plus souvent dans des contextes festifs, où la consommation d’alcool est normalisée, voire encouragée. Chez les jeunes, ils sont rarement perçus comme problématiques. Au contraire, ils sont souvent intégrés à une routine associée aux soirées, renforcés par le sentiment de « faire comme tout le monde», ce qui participe à leur banalisation.
La drunkorexie est ainsi décrite comme une pratique courante, parfois automatique, dans les situations de forte consommation d’alcool. Elle peut aussi répondre à une volonté de se conformer aux normes du groupe, d’obtenir une forme d’approbation sociale ou de renforcer le sentiment d’appartenance.
Plusieurs études suggèrent par ailleurs que les jeunes femmes seraient plus exposées à la drunkorexie, en lien avec une perturbation de l’image de soi et une plus grande insatisfaction corporelle. D’autres travaux montrent, cependant, que les jeunes hommes peuvent également adopter ces pratiques, notamment dans le but d’intensifier les effets recherchés de l’alcool.
Pourquoi les jeunes sont-ils plus vulnérables ?
Les adolescents et les jeunes adultes évoluent dans des contextes où les normes sociales autour du corps et de la consommation d’alcool sont particulièrement marquées. L’idée qu’il faut être mince ou musclé pour être valorisé socialement coexiste souvent avec une pression à participer aux soirées et à consommer de l’alcool de manière excessive.
Dans ce cadre, la drunkorexie peut apparaître comme une stratégie d’ajustement à ces deux pressions contradictoires : rester conforme aux attentes liées à l’apparence tout en participant aux normes sociales de consommation.
Des travaux ont également mis en évidence l’importance des motivations de conformité : certains jeunes pratiquent la drunkorexie non seulement pour s’intégrer à un groupe ou se sentir acceptés, mais aussi pour éviter d’être stigmatisés ou se sentir exclus s’ils ne se conforment pas aux attentes en matière de consommation d’alcool et de contrôle du poids.
Que faire face à la drunkorexie ?
Si un proche semble adopter des troubles alimentaires avant ou après avoir bu de l’alcool et des signes de drunkorexie, il existe différents dispositifs d’aide.
En France, Alcool Info Service(0 980 980 930, 7 jours sur 7, de 8 heures à 2 heures du matin, appel anonyme et non surtaxé), Fil Santé Jeunes pour les 12-25 ans, ou les services de santé étudiants proposent écoute, conseils et orientation vers des professionnels de santé ou des structures spécialisées.
Il est également possible d’autoévaluer sa consommation d’alcool et de dépister un risque de trouble alimentaire. En cas de suspicion, le médecin traitant et les consultations Jeunes Consommateurs, peuvent assurer un suivi et orienter vers une prise en charge adaptée.
Au-delà de la prise en charge individuelle, limiter la progression de la drunkorexie suppose des actions collectives et de santé publique, visant notamment à renforcer la prévention chez les plus jeunes, dès le collège et le lycée, en intégrant à la fois l’éducation sur les risques liés à l’alcool et la sensibilisation aux troubles alimentaires. Le repérage précoce de la drunkorexie passe par la formation des professionnels de santé et des acteurs du milieu éducatif à mieux identifier ces comportements.
Des campagnes de prévention ciblées, conçues pour répondre aux réalités des publics concernés, en tenant compte de l’âge, du sexe et des contextes psychosociaux, pourraient contribuer à réduire l’adoption de ces pratiques. Enfin, une réponse politique plus stricte, visant à une meilleure régulation des messages véhiculés sur les réseaux sociaux, en particulier ceux associant minceur et ivresse, pourrait réduire l’attractivité de la drunkorexie auprès des jeunes.
Auteur
- Maitre de Conférences en Psychologie spécialité Neuropsychologie des addictions, Université de Caen Normandie 
Déclaration d’intérêts
RITZ Ludivine a reçu des financements de l'IRESP et la Société Française d'Alcoologie et d'Addictologie.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

 
                 
                     
                     
                     
                                                                             
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