#Santé publique

Dépistage organisé du cancer du sein : risque de surdiagnostic et absence de baisse évidente de la mortalité (étude)

Le dépistage systématique du cancer du sein par mammographies tous les 2 ans chez les femmes de plus 50 ans a été généralisé en 2004 en France, avec plus ou moins de succès (en 2012, le taux de participation France entière n'était que de 52,7 %, selon l'InVS).  

Depuis cette tentative de généralisation, plusieurs études et méta-analyses, dont celle effectuée par la revue Cochrane en 2011, ont semé le doute sur son rapport bénéfices - risques : les décès évités par un dépistage précoce de tumeurs du sein contrebalancent-ils les effets de diagnostics et traitements de lésions qui n'auraient pas forcément dégénéré ?


Dans ce débat sur la pertinence scientifique d'un tel dépistage systématique, une vaste étude dite "écologique", publiée en juillet 2015 dans JAMA Internal Medicine, vient apporter de l’eau au moulin de ceux qui pointent les risques de surdiagnostic et interroge à nouveau sur la pertinence du dépistage organisé du cancer du sein. 
Stéphane Korsia-Meffre 21 juillet 2015 03 septembre 2016 Image d'une montre7 minutes icon Ajouter un commentaire
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Une étude "écologique" menée sur les données d'un sixième des comtés des États-Unis
L'équipe du Pr Richard Wilson, basée à l'université d'Harvard, a travaillé à partir des données fournies par 547 comtés au registre des cancers du SEER (Surveillance, Epidemiology, and End Results), soit environ un sixième des comtés américains (le pays comporte plus de 3 000 de ces subdivisions territoriales).

Il s'agit donc d'une étude dite "écologique", concernant une population plutôt que des individus (à la différence des études dites "de cohorte"), et fondée sur la comparaison géographique des données de ce registre.

Par le passé, des études écologiques ont par exemple permis d'identifier des corrélations entre le taux de fumeurs et le cancer du poumon, ou entre la pratique de frottis vaginaux et le diagnostic de cancers du col de l'utérus.
 
16 millions de femmes de plus de 40 ans, 56 000 cancers diagnostiqués
Les données étudiées ont été collectées sur plus de 16 millions de femmes de plus de 40 ans, soit environ un quart de la population concernée par la mammographie de dépistage du cancer du sein aux Etats-Unis.

Parmi ces femmes, 56 000 diagnostics de cancer du sein ont été effectués ; 53 000 ont fait l'objet d'un suivi sur 10 ans et ont donc été retenus dans cette étude.

 Ont également été prises en compte le pourcentage de mammographies réalisées dans chaque comté en 1998 et 1999 (pourcentage basé sur une estimation).
 
L'augmentation des diagnostics est corrélée au taux de dépistage, mais pas la baisse de la mortalité
Avec un dépistage systématisé du cancer du sein, l'augmentation du taux de femmes effectuant une mammographie devrait, au fil des années, se traduire par une augmentation du nombre de diagnostics de cancers de petite taille (détection précoce) et une réduction de ceux de cancers de plus grande taille et de la mortalité liée à cette pathologie (détection tardive).

Mais dans l'étude du Pr Richard Wilson, globalement, la comparaison entre comtés montre que l'augmentation de 10 % du taux de dépistage datant de moins de 2 ans dans un comté par rapport à l'autre est corrélé à une augmentation de 16 % du nombre de diagnostics de cancer du sein, mais aucune réduction du nombre de décès liés à cette pathologie dans les 10 ans suivant le diagnostic, comme le montre l'infographie ci-dessous (stabilité de la mortalité quelque soit le taux de dépistage) : 
 
L'analyse des données en fonction de la taille de la tumeur confirme la tendance générale
Lorsqu'une analyse stratifiée est pratiquée sur la base de la taille de la tumeur au moment du diagnostic, une augmentation de 10 % du taux de dépistage s'accompagne d'une augmentation de 25 % des diagnostics de tumeurs de 2 cm et moins de diamètre (effet attendu), mais également une augmentation de 7 % des diagnostics de tumeurs de plus de 2 cm de diamètre (effet non attendu, comme pour la mortalité).
 
D'autres hypothèses que le surdiagnostic pourraient expliquer ces chiffres, mais sont "peu probables" selon les auteurs
Richard Wilson et son équipe mettent en avant d'autres hypothèses que le surdiagnostic pour expliquer ces résultats paradoxaux :
  • L'effet "phase d'intensification de la campagne de dépistage" ("lead time"), soit l'effet attendu d'une soudaine amélioration du taux de dépistage dans la population, qui met à jour de nouveaux cas détectés tardivement et neutralise ainsi le bénéfice perçu du dépistage organisé mené jusque-là. Mais la comparaison entre des comtés ayant vécu ce type d'intensification en 2000 et d'autres au taux stable ne révèle pas de différence en termes d'incidence de tumeurs de plus de 2 cm ou de mortalité.
  • La "causalité inverse" ("reverse causality") : lorsque le dépistage organisé est orienté vers une population à risque de cancer plus élevé que la moyenne, on peut de nouveau mettre à jour davantage de cancers avancés. 
  • Les facteurs de confusion ("confounding") : la probabilité de faire spontanément une mammographie est plus élevée pour celles qui se savent davantage à risque. Ces deux dernières hypothèses semblent être écartées par le fait que l'absence d'impact du dépistage sur la mortalité s'observe même entre des comtés où le taux de dépistage passe quasiment du simple au double (de 40 à 72 %).
  • Un effet masse des comtés les plus peuplés : si les taux de dépistage observés dans les 547 comtés variaient de 39 à 78 %, ce taux était bien plus constant dans les comtés les plus peuplés, soit ceux contribuant le plus fortement aux résultats de l'étude : de 60 à 75 %. Il est possible que cette faible différence de taux entre comtés prépondérants ne soit pas suffisante pour qu'une comparaison statistique révèle un gradient de mortalité significatif, considérant les nombreux facteurs qui entrent en jeu (qualité des traitements, par exemple).
 
Des limites liées à la méthodologie même des études "écologiques"...
Les auteurs abordent également la question de la faiblesse méthodologique des études écologiques où les données ne sont pas liées à des individus, rendant ainsi les analyses plus fragiles et plus sensibles aux biais que dans les études de cohorte.

De plus, les études écologiques ne fournissent aucune information sur le fait que les femmes qui ont subi une mammographie sont bien celles qui ont développé un cancer du sein, ou si la mammographie était provoquée par l'apparition d'un nodule détecté par la patiente.

... mais des résultats similaires retrouvés à grande échelle
Pour étayer davantage la pertinence des résultats de leur étude, Wilson et son équipe signalent que des résultats similaires ont été observés dans 9 Etats américains et 2 zones métropolitaines, et que les corrélations mesurées ne varient guère entre comtés plus ou moins peuplés.

Ils insistent également sur le fait que les études écologiques sont particulièrement adaptées à la recherche d'éventuels surdiagnostics, ceux-ci n'étant pas observables chez des individus mais seulement sur des populations.

Orienter davantage le dépistage du cancer du sein vers les femmes les plus à risques ? 
En conclusion, les auteurs soulignent le résultat principal de leur étude : le dépistage de masse dui cancer du sein après 40 ans aux Etats-Unis conduit à un surdiagnostic sans baisse évidente de la mortalité

Ces résultats rejoignent ceux de Gøtzsche PC et coll. et conduisent à s'interroger sur la pertinence de la systématisation de ce dépistage. Ces interrogations sont d'ailleurs régulièrement exprimées en France, par exemple via les analyses et prises de position du Formindep, mais aussi dans d'autres pays, comme la Suisse (voir notre article). Cette question concerne particulièrement les médecins généralistes français, puisqu'ils doivent inciter leurs patientes de plus de 50 ans à se faire dépister par mammographie. L'objectif fixé par la ROSP (rémunération sur objectifs de santé publique) est d'effectuer ces mammographies chez plus de 80 % des patientes, mais cet objectif n'est pas atteint actuellement (voir notre article sur le bilan de la ROSP à 3 ans)

Face à ces interrogations, les auteurs préconisent de davantage cibler le dépistage vers les femmes à haut risque (antécédents personnels ou familiaux), sans pour autant faire ce dépistage "ni trop ni pas asseez souvent". Notons que la Haute Autorité de Santé a émis début 2014 des recommandations pour l'identification des femmes à haut risque et modalités de leur dépistage (voir notre article), indépendamment d'une décision sur le maintien, ou non, du dépistage systématique pour les femmes à risque moyen, sans signe d'appel.

Une fois le diagnostic effectué, les auteurs soulignent l'importance de la décision thérapeutique : faut-il traiter immédiatement ou différer la prise en charge, en attendant de voir comment évolue la tumeur détectée ? 

Enfin, les auteurs rappellent que leurs données sur la mortalité mériteraient d'être affinées par d'autres études. 

En savoir plus : 
L'étude publiée dans le JAMA Internal Medicine, objet de cet article
 Breast cancer screening, incidence, and mortality across US counties, Harding  C, Pompei  F, Burmistrov  D, Welch  HG, Abebe  R, Wilson  R., JAMA Internal Medicine, publiée en ligne le 6 juillet 2015, doi:10.1001/jamainternmed.2015.3043.
 
Autres études et contenus cités dans cet article : 
Depistage for breast cancer with mammography, Gøtzsche PC, Nielsen M., Cochrane Database Syst Rev 2011. Actualisation de 2013.
Taux de participation au programme de dépistage organisé du cancer du sein 2011-2012,  Institut de veille sanitaire (InVS), avril 2013
L'ensemble des articles du Formindep sur le dépistage du cancer du sein, avec en particulier la traduction de la brochure d'information de Peter Gøtzsche, brochure destinée aux femmes et aux médecins généralistes. 
Dépistage systématique par mammographie (fichier PDF), Swiss Medical Board (SMB), Rapport du 15 décembre 2013.Communiqué de presse.
Dépistage du cancer du sein en France : identification des femmes à haut risque et modalités de dépistage, Haute Autorité de Santé (HAS), mars 2014

Sur VIDAL.fr : 

VIDAL Reco "Cancers : dépistages organisés"
Dépistages systématiques : quels impacts sur la mortalité, selon les études et méta-analyses disponibles ? (février 2015)
Cancer du sein et dépistage : des recommandations spécifiques en présence de facteurs de risque (mai 2014)
Dépistage organisé du cancer du sein : renforcement prévu en France, controverse en Suisse (février 2014)
Mastectomie préventive d'Angelina Jolie : les détails du protocole opératoire (mai 2013)
 
Sources

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