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Retraits, limitations, innovations… Quelle antalgie en 2015 ? Interview du Pr Alain Serrie (1ère partie)

Le paysage de l’antalgie a beaucoup évolué depuis les années 80, années où, par exemple, la prudence extrême était de mise en France avec la morphine. Depuis, les morphiniques et dérivés ont pris une place importante tandis que d’autres médicaments disparaissaient.

Quelles sont les conséquences actuelles de tous ces changements ? Au-delà, quelles innovations récentes ont modifié les possibilités thérapeutiques des professionnels de santé ? Le cannabis thérapeutique, en cours d’autorisation en France, pourrait-il être utile à certains patients douloureux chroniques ?

Les réponses et explications du Pr Alain Serrie*, chef du Service de Médecine de la douleur – Médecine palliative de l’hôpital Lariboisière (Paris), membre correspondant de l'Académie nationale de médecine. 


 
Dans la deuxième partie de cette interview (cliquez ici), le Pr Serrie fait le point sur la prise en charge, complexe et encore largement perfectible, des douleurs chroniques rebelles, en particulier neuropathiques, des douleurs du petit enfant et des "douleurs sans cause", comme la coccygodynie, le côlon irritable ou encore la fibromyalgie.
08 juillet 2015 Image d'une montre8 minutes icon 16 commentaires
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Parmi les innovations récentes dans la prise en charge des douleurs neuropathiques périphériques, les patchs à la capsaïcine, extrait de piment rouge (illustration).

Parmi les innovations récentes dans la prise en charge des douleurs neuropathiques périphériques, les patchs à la capsaïcine, extrait de piment rouge (illustration).


VIDAL : Ces dernières années, plusieurs antalgiques ou apparentés, très utilisés en France, ont été retirés du marché ou déremboursés, parfois dans l'incompréhension des professionnels de santé… et des usagers. Par exemple, le retrait du DI-ANTALVIC, effectif en 2011, a-t-il été une erreur ?
Alain Serrie : C'est une erreur d'avoir supprimé l'association paracétamol + dextropropoxyphène (DI-ANTALVIC, PROPOFAN et génériques), car il y avait très peu de mésusage et pas de tentatives de suicide avec ce médicament en France, contrairement à ce qui a été relevé en Angleterre et dans les pays nordiques. De plus, la majeure partie des prescriptions de DI-ANTALVIC en Europe étaient effectuées en France.

Cette interdiction a plongé dans l'anxiété et la méfiance un grand nombre de patients qui avaient, notamment, des poussées d'arthrose plus ou moins sévères et qui étaient bien soulagés par ce médicament. 

VIDAL : Quelles ont été les conséquences sur l'antalgie de la limitation de la prescription du clonazepam (RIVOTRIL) par les médecins généralistes ?
Alain Serrie : Je suis un peu responsable de cela, puisqu'en tant que membre de la Commission nationale des stupéfiants, j'ai piloté ce dossier. Le laboratoire Roche avait demandé, il y a 5 ans, d'avertir tous les médecins de France qu'aucune étude n'avait été réalisée sur le RIVOTRIL dans le traitement des troubles anxieux, des troubles du sommeil et de la douleur. Le laboratoire rappelait que ce médicament avait une AMM uniquement pour l'épilepsie de l'enfant, et qu'il fallait donc cesser les prescriptions hors AMM.

Mais deux ans plus tard, nous avons constaté l'absence de limitation de ces prescriptions hors AMM. De plus, le Ministère de l'Intérieur nous a signalé un certain nombre de trafics et de contrefaçons du RIVOTRIL. Nous avons également monté un groupe de travail, qui a conclu que le clonazepam est une benzodiazépine à demi-vie longue avec un risque d'induction d'une accoutumance : il n'est donc peut-être pas utile dans la prise en charge d'indications pour laquelle elle n'a pas  fait ses preuves.

Nous avons alors décidé de limiter sa prescription en la faisant effectuer une fois par an par un neurologue ou un pédiatre, prescription qui peut cependant ensuite être renouvelée tous les 3 mois par le médecin traitant (en prévenant le patient qu'il s'agit d'une prescription hors AMM).

VIDAL : Comment a évolué la prise en charge suite à ces changements ?
Alain Serrie : Il y a donc eu le retrait du DI-ANTALVIC, la limitation du RIVOTRIL, le retrait du MYOLASTAN également en 2013 (voir notre article), qui ont influencé le paysage de l'antalgie.  L'arrêt de la commercialisation de la NOCERTONE (oxétorone) début 2013, puis son retour en 2014 (voir notre article) ont également perturbé la prise en charge.

Ces retraits, limitations ou arrêts temporaires de commercialisation ont suscité une grande méfiance de la part de nos patients : "pourquoi m'avez-vous prescrit du DI-ANTALVIC pendant des années alors que c'est un médicament a été retiré, qui est dangereux ? "

Ces retraits ont aussi pour conséquence l'augmentation de l'attrait pour les méthodes de prise en charge de la douleur non pharmacologiques : médecine chinoise, ostéopathie, mésothérapie, huiles essentielles, voire des pratiques charlatanesques. Un patient m'a même dit un jour : "mon médecin me traite par les couleurs". Je lui demande "comment cela se passe-t-il ?". Le patient me répond "je ne sais pas, il le fait derrière moi, donc je ne vois pas les couleurs…. ".  Ce sont des pratiques charlatanesques.

VIDAL : Comment lever la défiance des patients ?
Alain Serrie : Cela passe d'abord par des explications ("éducation du patient"). Il va ensuite se passer un moment avant que les patients aient à nouveau confiance dans leurs médicaments (alors qu'ils ont toujours une confiance massive envers leur médecin).

VIDAL : Comment se sont effectués les reports de prescription ? Sur d'autres antalgiques de palier 2 ?
Alain Serrie : De plus en plus de patients sont sous des associations classées en palier 2, comme l'association paracétamol + opium + caféine [NDLR : LAMALINE et génériques, commercialisé par le laboratoire Abbott. A noter que ce laboratoire vient de commercialiser une forme sans caféine de la LAMALINE, dénommée IZALGI, voir notre article].

Mais le palier 2 est-il encore pertinent ? Par exemple, dans certains types de douleurs, comme celles liées aux métastases osseuses d'un cancer, des anti-inflammatoires classés en niveau 1 peuvent être aussi efficaces que des dérivés opiacés classés en palier 3.

Quant à la codéine, elle n'est pas métabolisée par environ 10 %  de la population, car ces personnes n'ont pas les enzymes hépatiques pour dégrader la codéine en morphine [NDLR : allèle défectueux au niveau du gène codant pour le cytochrome P450 2D6, enzyme qui permet normalement de métaboliser la codéine, cf. par ex cet article de 2004, en français, publié par la Revue médicale Suisse]. Or la codéine n'agit pas en tant que codéine, mais suite à sa dégradation par le foie en morphine. Donc la codéine peut s'avérer inefficace chez plus d'1 personne sur 10…

Toujours dans les paliers 2, le tramadol est parfois mal supporté par les personnes âgées. Mais les associations paracétamol + tramadol restent le plus souvent intéressantes, car le tramadol agit à la fois sur les douleurs neuropathiques et les douleurs nociceptives. 

VIDAL : Etes-vous favorable à la mise en vente libre du paracétamol, par exemple en grandes surfaces ?
Alain Serrie : Cela ne m'ennuie pas, l'automédication se pratique, mais il faut de l'éducation, de l'information derrière afin d'éviter l'automédication qui dure dans le temps et risque de retarder le diagnostic et/ou la prise en charge thérapeutique efficace. Il faut donc absolument encadrer l'automédication.

VIDAL : Selon vous, quelles approches pourraient permettre d'améliorer la lutte contre les douleurs ? 
Alain Serrie : Les méthodes de prévention pourraient se développer davantage, comme la prévention de la survenue de douleurs post-zostériennes des personnes âgées. Les éléments prédictifs de la survenue de douleurs post-zostériennes sont d'abord l'âge, la topographie frontale de l'éruption vésiculaire, l'importance de cette dernière, l'importance de la douleur survenant d'emblée et la présence d'une hypoesthésie au niveau du front. Lorsque nous avons tous ces facteurs réunis, le patient a un risque élevé d'avoir des douleurs post-zostériennes toute sa vie, douleurs difficiles à traiter. Faut-il prévenir la survenue de telles douleurs, sachant que nous avons un vaccin de disponible [NDLR : ZOSTAVAX, désormais remboursable s'il est effectué entre 50 et 74 ans, voir notre article] ? Cette approche préventive, en soins primaires, me paraît extrêmement intéressante et devrait être privilégiée.
 
VIDAL : Des médicaments ont-ils amélioré récemment la prise en charge des douleurs sévères ?
Alain Serrie : Il y a le tapentadol, antalgique opioïde qui ne sera probablement pas commercialisé en France, mais qui est de la même famille que le tramadol (cf. avis de la Commission de la transparence, juin 2014). Le fentanyl, lui, est utilisé depuis longtemps en anesthésie, mais nous disposons maintenant du citrate de fentanyl administrable par voie transmuqueuse (comprimés sublinguaux ou pulvérisations nasales) pour les accès douloureux paroxystiques survenant dans le cadre des cancers. Les triptans, pour la migraine, et les anti-TNF alpha, pour les rhumatismes inflammatoires chroniques, ont également apporté  de nouvelles solutions qui ont révolutionné la prise en charge de ces pathologies.
 
VIDAL : Quelles ont été les avancées récentes, ou semi-récentes, en matière d'antalgie médicamenteuse dans le cadre des examens et des soins ?
Alain Serrie : Nous, soignants, nous provoquons des douleurs diagnostiques et thérapeutiques. Or nous avons des moyens de prévention. Le mélange équimolaire protoxyde d'azote - oxygène, qui entraîne une sédation vigile, a transformé, par exemple, la rééducation de certaines pathologies du sujet âgé (ex : "épaule gelée"), la prise en charge des escarres, ou encore les soins normalement douloureux chez le jeune enfant (ponction lombaire, actes thérapeutiques).

VIDAL : En termes d'innovation, de nouvelles molécules, où en sommes-nous ?
Alain Serrie : Le QUTENZA, récemment commercialisé, est une véritable innovation : il s'agit de patchs contenant de la capsaïcine (principal composé du piment rouge), appliqués en cas de  douleurs neuropathiques périphériques. La capsaïcine permet une dégranulation, une désexcitation des vésicules produisant des substances nociceptives : les nocicepteurs cutanés deviennent moins sensibles à divers stimuli, ce qui réalise une sorte de désensibilisation, une moindre sensibilité des nerfs cutanés et donc un soulagement de la douleur ressentie.

L'application de tels patchs sur les zones douloureuses, en hôpital de jour, pendant 45 minutes à 1 heure, peut donner des résultats positifs pendant 3 mois. Cela marcherait pour 1 patient sur 2 , il s'agit donc d'une véritable innovation technologique. Par contre, c'est à peu près tout, le reste est déjà connu, ce sont les modes d'administration qui changent.

VIDAL : Et qu'en est-il de l'éventuelle utilité du cannabis thérapeutique ?
Alain Serrie : Le cannabis thérapeutique est disponible sous 2 formes, le SATIVEX (delta-9-tétrahydrocannabinol/cannabidiol) et le MARINOL (dronabinol) [NDLR : le MARINOL peut être prescrit par les médecins hospitaliers en faisant une demande d'Autorisation temporaire d'utilisation nominative à l'ANSM ; le SATIVEX a obtenu une AMM en France en janvier 2014 pour les symptômes liés à une spasticité modérée à sévère dans le cadre d'une sclérose en plaques, mais n'est toujours pas commercialisé, faute d'accord sur le prix de vente entre les autorités de santé et le laboratoire Almirall].

Ce sont des substances intéressantes, mais  dont l'utilisation doit être encadrée, sans banalisation. Il faudrait aussi laisser la liberté aux structures antidouleurs de pouvoir les proposer dans des douleurs neuropathiques rebelles. Il faut savoir qu'encore aujourd'hui, il y a des patients qui mettent fin à leur vie parce que l'on n'arrive pas à traiter leurs douleurs neuropathiques centrales…

Dans des douleurs extrêmes, principalement neuropathiques, pour lesquelles les opioïdes sont peu efficaces, ne pas donner d'autres substances qui ont quand même fait preuve, dans la littérature, d'une certaine efficacité, représente une perte de chances pour les patients.
 
Propos recueillis le 3 juin 2015
 
* Les liens d'intérêt du Pr Alain Serrie sont accessibles sur le site dédié du Conseil de l'Ordre des Médecins.
 
En savoir plus :
Le polymorphisme génétique du cytochrome P450 2D6 : le Bon, l'Ultrarapide, l'Intermédiaire et le Lent, Samer CF et coll., Revue Médicale Suisse, mars 2004
Médicament : bras de fer autour du prix du Sativex, lefigaro.fr, juin 2014
 
Sur VIDAL.fr :
Actualités :
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IZALGI 500 mg/25 mg gélule (paracétamol, poudre d'opium) : nouvelle spécialité antalgique de palier 2 (juin 2015)
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Sonin Il y a 8 ans 0 commentaire associé
Je suis un peu déçue de la vision un peu "négative" de la mésothérapie qui est reléguée au rang de médecine parallèle. Cette technique, qui bénéficie d'une difficulté quant à la réalisation d'études scientifiques pour en prouver le bénéfice statistique est peu (re)connue ni même mentionnée dans les manuels de médecine ou dans les cours de DESC. Et pourtant elle pourrait apporter beaucoup en terme d'économies en santé publique.
docmarmagne52 Il y a 8 ans 0 commentaire associé
Le retrait du DI-ANTALVIC est effectivement une aberration, surtout remplacé par le tramadol qui, à mon avis, est une vraie sal.......
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