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Dépistage organisé du cancer du sein : renforcement prévu en France, controverse en Suisse

En France,  le dépistage organisé du cancer du sein a été généralisé à l’ensemble de la population des femmes de 50 à 74 ans en 2004. Son rapport bénéfices-risques est jugé positif par les autorités de santé et le Plan Cancer 2014-2019, dévoilé le 4 février, prévoit de l’optimiser et de l’amplifier.

En Suisse, le dépistage n’est pas systématique à l’échelle du pays, mais l’est dans certains cantons. Un rapport du Swiss Medical Board, rendu public début février, déconseille de lancer un programme de dépistage systématique par mammographie, en raison d’un rapport bénéfices-risques jugé défavorable. Une prise de position étayée par des données médicales, économiques, juridiques et éthiques, mais vigoureusement contestée par d’autres organismes suisses.
04 février 2014 Image d'une montre6 minutes icon Ajouter un commentaire
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Le dépistage organisé du cancer du sein s'effectue par mammographie (illustration).

Le dépistage organisé du cancer du sein s'effectue par mammographie (illustration).


Le Plan Cancer 2014 – 1019 prévoit un renforcement du dépistage organisé
Fin 2011, la Haute Autorité de Santé (HAS) a émis plusieurs recommandations pour "améliorer l'efficacité et l'efficience du dépistage du cancer du sein", en insistant notamment sur une meilleure qualité du dépistage organisé, gratuit et incluant une deuxième lecture de la mammographie, par rapport à un dépistage individuel. La HAS avait pris en compte la controverse sur le rapport bénéfices-risques de ce dépistage, mais n'avait pas pris position, estimant notamment que "cette question devrait faire l'objet d'une revue approfondie de la littérature", non disponible en 2011.

En 2012, le taux de participation France entière est de 52,7 %, soit près de 2 500 000 femmes dépistées au cours de l'année (source : Institut de veille sanitaire). Ce pourcentage stagne depuis 2008, alors que l'objectif du Plan cancer 2009-2013 était de le porter à 65%.

Le Plan cancer 2014-2019 prévoit donc d'intensifier à nouveau ce dépistage, en mobilisant les professionnels de santé (en particulier le médecin traitant, la plupart du temps généraliste), en renforçant l'utilisation de la dématérialisation des mammographies pour le cancer du sein et en luttant contre les inégalités d'accès et de recours aux programmes de dépistage (pages 21-26 du Plan, fichier PDF).
 
Les arguments du  Swiss Medical Board pour rejeter un tel dépistage systématique
Le Swiss Medical Board (SMB) se définit comme un "Organe scientifique interdisciplinaire indépendant de l'administration, des fournisseurs de prestations et de l'industrie". Ce conseil d'experts peut procéder à des auditions externes avant de prendre sa décision sur un sujet. Le SMB a approuvé et rendu public un rapport sur le dépistage systématique par mammographie le 2 février 2014.

Si ces experts reconnaissent que le dépistage systématique par mammographie peut contribuer à détecter les tumeurs plus précocement, ils soulignent qu'il ne diminue la mortalité par cancer du sein que "de façon très faible".

Cette affirmation est étayée tout d'abord par une revue des résultats d'études, dont la plus récente a été publiée en octobre 2012 dans le Lancet et s'appuie notamment sur une revue Cochrane de 2011 (Gøtzsche PC, Nielsen M., 2011). Les 8 essais cliniques randomisés retenus par la revue Cochrane incluaient 600 000 femmes de 39 à 74 ans, sans cancer antérieur ou actuel. Ces femmes (américaines, canadiennes suédoises, norvégiennes, anglaises et écossaises) avaient soit participé à un programme de dépistage organisé par mammographie, soit des "soins usuels" (possible mammographie en cas de point d'appel ou pour un dépistage individuel) . Selon l'analyse des deux auteurs, "Pour 2000 femmes participant au dépistage pendant 10 ans, une vivra plus longtemps. En outre, 10 femmes en bonne santé, qui n'auraient pas été diagnostiquées s'il n'y avait pas eu ce dépistage, seront diagnostiquées comme étant atteintes d'un cancer du sein et seront traitées inutilement".

D'autres études, cette fois-ci observationnelles (Harris et al., 2011) , ont également été analysées.

Après cette analyse de la littérature, détaillée dans le rapport complet et en annexe, les auteurs du rapport du SMB ont une conclusion proche de celle de la revue Cochrane : "sur 1000 femmes dépistées régulièrement, on a évité 1 à 2 décès par cancer du sein par rapport aux 1000 femmes non régulièrement dépistées". Cette faible diminution de la mortalité globale par cancer du sein est mise en perspective par les auteurs avec les risques de ce dépistage (résultats faussement positifs, faussement négatifs, surdiagnostic et surtraitement)  : "chez une centaine des 1000 femmes ayant été dépistées, on a obtenu des résultats faussement positifs qui ont conduit à des investigations complémentaires et parfois à des traitements inutiles", résume le SMB.

Pour ces experts, qui ont également évalué les coûts, les conséquences juridiques (en cas d'interprétation erronée) et  éthiques (sociales , individuelles) d'une détection, y compris précoce, d'un cancer du sein, "les effets indésirables l'emportent sur les effets souhaités de la mammographie". Ils ne conseillent donc pas de dépistage systématique.

La Ligue suisse contre le cancer et d'autres organismes s'insurgent
Ce rapport du SMB a suscité une véritable polémique en Suisse, en particulier parce qu'il ne s'appuie pas sur de nouvelles données.

La Ligue suisse contre le cancer, équivalent de l'Institut national du cancer (INCa) français, "s'étonne de ces recommandations". Elle estime que ce rapport "n'apporte pas de données nouvelles et repose sur une méthodique qui ne convainc pas". Elle regrette aussi une possible déstabilisation des femmes. A l'instar de la HAS et le l'INCa, cet organisme souligne que le dépistage systématique est plus efficace et moins inégalitaire que le dépistage individuel.

La Fédération Swiss cancer screening se dit "consternée" par ce rapport, dont "les conclusions vont à l'encontre du consensus international".  Elle critique des "interprétations erronées et des manques" sur le calcul du rapport coût-efficacité effectué par le SMB . Elle insiste également sur un risque accru de faux positifs en cas de dépistage individuel et appelle à la poursuite et l'amplification du dépistage organisé dans les cantons suisses.

Autre réaction indignée, celle du Pr Christine Bouchardy, co-présidente de l'Institut national pour l'épidémiologie et l'enregistrement du cancer, pour qui ce rapport "ridiculise la Suisse". Elle a déclaré à l'ats (agence télégraphique suisse) que la mortalité par cancer du sein chez les femmes de 55 à 74 ans avait baissé, de 1995 à 2002, de 35 % en Suisse romande, contre 14% seulement en Suisse alémanique. C'est la précocité de diagnostic liée au dépistage cantonal par mammographie en Suisse romande qui explique cette différence, précise le Pr Bouchardy.

Pour ? Contre ? Des questions qui restent en suspens
La revue Cochrane, comme celle du Lancet en 2012, préconisait un renforcement de l'information des femmes concernées sur les effets bénéfiques et délétères de ce dépistage.

Mais il est difficile de parvenir à l'information équilibrée préconisée par les deux revues scientifiques : les uns, comme le SMB ou le Formindep en France, estiment que le rapport bénéfices-risques est négatif et qu'il faut donc, a minima, ouvrir le débat sur son utilité, les autres disent qu'il est positif et qu'il ne faut en particulier pas déboussoler davantage les femmes.

De fait, comment les femmes pourraient se faire une opinion face à des conclusions aussi contradictoires exprimées régulièrement dans les medias ? Comment un médecin, généraliste ou non, peut-il répondre à une demande de conseils sur ce sujet, en particulier s'il penche pour l'abstention alors que le dépistage est officiellement préconisé?

Il faudrait peut-être de nouvelles études, cliniques et observationnelles, pour éclairer davantage, dans un sens ou dans l'autre, les professionnels de santé, mais aussi les politiques, qui votent le dépistage, les crédits alloués, etc.

Il est possible aussi que les progrès de la génomique et des traitements préventifs rendent un jour le dépistage par mammographie obsolète, ce qui aurait le mérite de résoudre, à moyen terme, cette épineuse question…

Jean-Philippe Rivière

Sources et ressources complémentaires :
- "Dépistage systématique par mammographie" (fichier PDF), SMB, Rapport du 15 décembre 2013. Communiqué de presse.
- Présentation du SMB sur son site.
- "La participation au dépistage du cancer du sein des femmes de 50 à 74 ans en France", recommandation de la HAS, novembre 2011
- "Taux de participation au programme de dépistage organisé du cancer du sein 2011-2012", InVS, 5 avril 2013
- "Lancement du Plan cancer 2014-2019", Inca, 4 février 2014
- "The benefits and harms of breast cancer dépistage: an independent review", Independent UK Panel on Breast Cancer Screening, Lancet 2012, 380 (9855): 1778-86.
- "Depistage for breast cancer with mammography", Gøtzsche PC, Nielsen M., Cochrane Database Syst Rev 2011. Actualisation de 2013.
- "Breast cancer dépistage for women ages 50 to 69 years a systematic review of observational evidence", Harris R, Yeatts J, Kinsinger L., Prev Med 2011, 53 (3): 108-14.
- "La Ligue [suisse] contre le cancer s'étonne des recommandations du Medical Board", liguecancer.ch, 2 février 2014
- "Prise de position au rapport du Swiss Medical Board", Swiss Cancer Screening, 2 février 2014
- "Baisse de la mortalité grâce au dépistage du cancer du sein", lematin.ch, 3 février 2014
- Articles du Formindep sur le dépistage du cancer du sein, avec en particulier la traduction de la brochure d'information de Peter Gøtzsche, brochure destinée aux femmes et aux médecins généralistes. 

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